Je fais un travail qui m’amène à voyager souvent ; combien de fois ai-je entendu : « tu as de la chance de voyager pour ton travail ». A cette affirmation je réponds souvent oui, et parfois non. Ce 1er décembre j’aurais bien volontiers répondu non. L’automate venait de m’attribuer le siège 25 C (sur 26 rangées). Il était 16h30, le vol devait partir à 17H15 de Madrid pour arriver à Frankfurt deux heures plus tard. Frankfurt étant sous la neige, le vol part finalement avec un retard de presque deux heures. Me voilà au fin fond du 737, ma valisette sous les pieds (il n’y avait bien sûr plus de place dans les coffres à bagages), coincé pour les deux heures à venir. A ce moment précis je maudis le voyage.
Le roulage vers le décollage n’en finit pas, et pour tuer le temps je feuillette distraitement le magazine de la Lufthansa. Tous ces magazine sont conçus sur le même schéma éditorial et ne révèlent guère de surprises au lecteur: un couplet sur la compagnie, une interview d’un homme d’affaires, les derniers restaurants à la mode des grandes capitales, un reportage sur une destination lointaine, et des publicités pour des articles de luxe. Mais là, je tombe sur une interview d’Alain de Botton dont le titre est « voyager vous permet de vous ré imaginer / réinventer". Voilà qui m’interpelle pour trois raisons : premièrement parce que j’avais eu la chance d’écouter un intervention du philosophe Alain de Botton exactement un an auparavant lors d’une conférence à Londres et que ses propos sur l’évolution de la société m’avaient beaucoup intéressés, deuxièmement parce qu’à ce moment précis j’aurais tant aimé me libérer de ce voyage et me ré imaginer chez moi, et troisièmement parce que le voyage a toujours fait partie de ma vie ; j’ai toujours aimé voyager, je voyage pour mon travail, et je travaille pour l’industrie du voyage.
Je commence la lecture,
LH : Mr de Botton, avez vous souvent la bougeotte?
AdB : Effectivement, je regarde souvent les avions qui passent au dessus de ma tête, et j'aimerais y être à bord. Je pense que nous avons tous ce côté nomade en nous.
Tiens, ca commence bien ; C’est plutôt vrai. L’homme est un nomade qui a toujours eu soif de découvrir le monde et d’élargir ses frontières. Et ça ne fait que continuer. Il est de plus en plus facile de voyager. Il est également maintenant virtuellement facile de voyager; c’est comme si le mode entier était à notre portée En un clic je peux visiter n’importe quel endroit du globe comme si j’y étais. Je peux déjà voir sous tous les angles à quoi va ressembler l’endroit où je vais me rendre. Avec Google Street je me promène déjà dans les rues de n’importe quelle ville du monde. C’est à la fois extraordinaire et en même temps dommage parce que d’une certaine façon cela nous fait perdre le vrai sentiment de découverte, de surprise. Mais c’est néanmoins une source d’inspiration et d’incitation au voyage.
Je continue la lecture avec intérêt :
AdB : Mais le voyage, c'est avant tout découvrir la destination où vous devriez vous rendre, d'un point de vue psychologique. Les gens devraient analyser pourquoi ils veulent voyager et ce que le monde peut leur apporter.
LH : Comment une personne peut-elle y parvenir?
AdB : Les compagnies aériennes et les agences de voyage envoient les passagers à l'autre bout du monde. Sur un plan plus profond, ils connectent les gens avec leurs désirs et leurs rêves. J'aimerais que l'on m'offre une prestation de thérapie avant de réserver un billet, et avoir une opportunité d'échanger avec un agent formé à la relation d'aide, qui puisse me faire prendre conscience de mes motivations et comprendre les raisons pour lesquels je veux voyager vers une destination particulière
LH : Comment ? Aller dans une agence de voyage pour y suivre une thérapie? Tout le monde n'accepterait pas cela. Que pouvons nous faire par nous mêmes?
AdB : Nous pouvons analyser les raisons pour lesquelles nous voulons voyager et quelles sont nos attentes. Les chrétiens pèlerins avaient des attentes très fortes lorsqu'ils voyageaient : ils pensaient que leur vie en serait transformée. Même Goethe était convaincu que voyager pouvait transformer son être. Je pense que nous devrions avoir cette ambition pour nous-mêmes.
J’interromps ma lecture un instant captivé par le propos, et je réfléchis sur ma façon de voyager, mes motivations, les buts que je recherche dans les voyages. Peut-être y a-t-il eu plusieurs époques qui correspondaient à des moments de la vie et que mes voyages reflétaient ces moments. Par exemple, adolescent et jeune adulte je cherchais à connaître des endroits qui émerveillaient mon imagination. Mais au fond de moi il avait certainement le désir de devenir un être indépendant qui quitte son cocon familial et qui part sur la route vers un monde nouveau en s’affranchissant d’une vie quotidienne réglée, qui veut « voir » au delà de ses frontières personnelles. La modernité de l’Amérique me fascinait, et new York en particulier. A 17 ans J’avais travaillé l’été pour me payer un billet d’avion pour aller à New York. Ma grand-mère avait activé la famille et c’est avec une grande gentillesse que mes cousins Aviva et Heri m’ont accueillis dans leur appartement du Queens. Je leur en serai reconnaissant toute ma vie. Eux avaient entrepris un an avant le voyage de leur vie. Ils avaient quitté la Roumanie pour un monde libre, commençaient une vie nouvelle, et m’avaient ouvert leur porte pour que je fasse mon voyage « initiatique » de jeune adulte. Merci. Mais au delà de la découverte de New York qui m’a complètement fasciné, je comprends aujourd’hui que j’ y avais aussi découvert, et peut-être aussi grâce a leur histoire, que le voyage doit avoir un but profond, et que c’est un moteur de notre évolution, de notre vie.
Je poursuis l’interview :
AdB : Nous devons nous débarrasser des fantasmes que nous avons concernant les voyages, nous devons être imaginatifs et nous affranchir des clichés. Le monde du voyage en est rempli : les plages de sable fin de X, les superbes montagnes de Y... On vous privilégie sans cesse certaines destinations au détriment d'autres, qui ne sont même pas proposées... Il est très "normal", par exemple, d'aller à New York ; en revanche, il n'est pas "normal" d'aller visiter le Kansas. Mais peut-être que le Kansas est précisément mieux pour vous, qu'il vous conviendrait davantage. Imaginez que vous êtes une personne qui s'inquiète pour son avenir, qui se demande de quoi demain sera fait, sur les plans personnel et professionnel. Vous devriez peut-être vous tourner alors vers le Désert du Sinaï. Peut-être que son immensité et le sentiment d'éternité qui s'en dégage vous libéreraient de vos préoccupations quotidiennes et de vos appréhensions. L'idée, c'est d'aller vers des destinations qui pourront peut-être répondre à un besoin profond, mais qui ne se trouvent pas forcément sur une carte touristique. Lorsque nous voyageons, nous avons besoin d'un but. Nous avons plus besoin d'un objectif que de simplement nous étendre sur une plage. Vous avez souvent besoin d'un voyage pour devenir une nouvelle personne, parce qu'ailleurs, les choses sont différentes, et d'autres règles s'appliquent. Un voyage est une invitation à transformer certains compartiments de votre vie. Cela vous permet de vous réinventer
Houlà là….là je suis captivé. N’étais-je pas moi même dans le désert du Sinaï il y a 10 mois ? N’étais-je pas allé lors de ce même voyage, en Israël, à la rencontre de mes racines à un moment précis de la vie où le questionnement sur, et la connexion avec mes origines m’était apparu comme une nécessaire étape et une des clés de ma construction et de mon évolution. Oui, je comprends bien ce que dit de Botton. J’avais un but profond, et non seulement ce voyage était un élément essentiel de la réponse, mais il allait également s’avérer être un point de départ, une étape vers d’autres voyages qui répondront aux mêmes objectifs.
Certes il ne faut pas sous estimer les voyages qui ont une tonalité plus légère ou tout simplement de découverte d'un lieux. Je suis le premier à apprécier les plages, à me remplir d'un paysage, à aimer les villes et surtout celles où il y a une baie (San Francisco, Nice, Rio, Hong Kong, Sydney); j'aime ce contraste entre la ville et la mer comme si la mer était une invitation au voyage au delà de l'urbanité. Mais lorsque je regarde en arrière j’ai finalement souvent privilégié les voyages qui permettent de découvrir des cultures dont j’avais la perception de me sentir proche, comme l’Amérique du Sud par exemple. Pour d’autres ce sera la Chine, l’Inde, l’Afrique. Chacun trouvera une histoire, une façon de vivre, de voir la vie, une religion, une philosophie, des rites qui viendront révéler ou nourrir un chemin personnel et qui transformeront plus ou moins profondément notre moi en laissant des empreintes et en élargissant nos frontières personnelles. Chaque voyage suscitera des questions et génèrera des réflexions qui nous feront voir le monde et l’autre différemment, et donc nous feront évoluer.
LH : Pourquoi les gens ont-ils cette envie pressante de voyager, pour commencer ?
AdB : Nous ne sommes pas que des esprits, nous sommes également constitués d'un corps doté de sens. Nous ressentons l'air, le vent, nous sentons les choses par l'odorat - et nous voulons vivre l'expérience physique par notre corps plutôt que de juste lire cette expérience à travers un livre.
Nos sens ont besoin d’être activés, réveillés, bousculés. Et plus que tous autres, ce sont d’ailleurs souvent des souvenirs sensoriels que nous gardons de nos voyages. L’odeur du marché aux épices d’Istanbul, le bruit des oiseaux au marché aux oiseaux de Hong Kong, le gout des pasteis de nata à Lisbonne, la saveur et la texture du riz gluant à la mangue dans ce petit restaurant de Bangkok, la brise qui souffle dans les feuilles de palmiers le soir sur une plage des tropiques, la texture farineuse d’un sable ultra fin sous son pied, la magie d’un lever de soleil au grand canyon… Laissez-vous aller et vous allez ressentir tous vos souvenirs de voyage remonter par les sens. C’est ça aussi le voyage.
LH : Quels changements voyez vous se produire dans notre façon de voyager ?
AdB : Voyager va coûter plus cher. Les gens voyageront moins, mais s'investiront davantage dans leur voyage, et essaieront de connecter leur esprit et la destination. Je souhaite voir les agences de voyage proposer une prestation psychothérapeutique. Et j'espère que l'industrie hôtelière ira plus loin dans son analyse de ce qui rend les gens heureux. Tout tourne autour du corps : une bonne cuisine, un lit confortable, un bain de boue, une pédicure. Le concept du bien-être est un peu trop étroit, il faudrait l'élargir en y incorporant des éléments enrichissants pour l'esprit. Nous avons besoin de gens avec une approche plus créative vers une expérience plus complète du voyage.
Je referme le magazine, l’avion a décollé depuis quelques instants. Je reste pensif. J’ai tant voyagé mais je n’avais pas lu quelque chose d’aussi intéressant sur le voyage. Je prends mon i-pod, cherche la chanson que je veux écouter à ce moment précis et relis cette interview une deuxième fois; La chanson commence ; en voici les paroles (vous reconnaîtrez la mélodie) :
J'aimerais tant voir Syracuse
L'île de Pâques et Kairouan
Et les grands oiseaux qui s'amusent
A glisser l'aile sous le vent
Voir les jardins de Babylone
Et le palais du grand Lama
Rêver des amants de Vérone
Au sommet du Fuji-Yama
Voir le pays du matin calme
Aller pêcher au cormoran
Et m'enivrer de vin de palme
En écoutant chanter le vent
Avant que ma jeunesse s'use
Et que mes printemps soient partis
J'aimerais tant voir Syracuse
Pour m'en souvenir à Paris
Bien sûr, se rendre quelque part, c'est voyager un peu mais le voyage est avant tout un art de se déplacer, de se quitter soi même pour découvrir l'autre, l'inconnu. Botton, l'auteur de "l'art de voyager" (et aussi de "la philosophie de l'amour") met exagérément l'accent sur la destination. A l'heure on l'on n'est pas loin de se téléporter, le déplacement en soi n'a plus de consistance. Certes, quelle que soit la compagnie aérienne, il demeure une aventure mais on est loin de ce qu'a sans doute connu Vasco de Gama. Je parle de lui parce que je l'ai croisé récemment. J'aimerais retrouver dans le voyage sa fièvre du départ, son euphorie à la vue d'une première terre inconnue. Terra Incognita, c'est le trésor, l'eldorado puisqu'il est le fruit d'une longue remontée du temps vers sa source. Voyager vers l'Est, vers l'Ouest, peu importe mais surtout pas "Faire New York",surtout ne pas dire "cette année on a fait la Thaïlande". Partir vers l'inconnu. Et surtout pas en avion car cette machine supprime le goût du Voyage, elle le stérilise. Bien sûr, tout cela n'est qu'un doux rêve, mais un rêve de voyage tout de même.
RépondreSupprimerMerci pour ce commentaire bien réfléchi. Je pense avoir démasqué l'auteur de cette anlayse d'une grande qualité. Merci !
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